Carnet de voyage - 1875 : Goodenough, tué aux Salomon par une flèche empoisonnée


Un portrait de James Goodenough, mort trop tôt, à 45 ans, alors que sa carrière était exemplaire.
ÎLES SALOMON, le 9 avril 2018. Commandant de la marine en Australie et capitaine de la HMS Pearl, James Graham Goodenough réunissait toutes les qualités d’un officier supérieur de la marine britannique et sa carrière était à ce titre exemplaire. Toujours en première ligne lors de débarquements hasardeux sur des rivages hostiles, il succomba à la suite d’une petite blessure reçue par une flèche empoisonnée, alors qu’il tentait de ramener le calme et la paix dans l’archipel de Santa Cruz, aux îles Salomon.

Par quoi commencer lorsque l’on veut évoquer la vie du commodore James Graham Goodenough ? Difficile tant sa carrière d’officier de la Royale britannique fut riche et exemplaire et tant son efficacité et son humanité firent l’unanimité.

Aspirant à quatorze ans

Le petit James vit le jour dans le Surrey, le 3 décembre 1830, très précisément à Stoke Hill, près de la ville de Guilford. Né en milieu rural mais de bonne famille, son père, Sir James Graham, était un familier de l'Amirauté. Autant écrire que c’est quasiment de l’eau de mer qui coulait dans les veines du jeune garçon évidemment très tôt attiré par l’océan et les bateaux.

A l’époque, on ne s’embarrassait pas de longues études avant d’embarquer ; et c’est ainsi que James, âgé de quatorze ans, après trois années d’études à Westminster, entra dans la marine de son pays comme aspirant. Nous étions en mai 1844.

Plus tard, et c’est tout à son honneur, Goodenough aura l’occasion de suggérer à ses supérieurs que pour former un meilleur encadrement, la Royale avait besoin d’éduquer à terre ses jeunes futurs officiers plus longtemps et qu’il ne servait à rien de les jeter trop tôt dans le grand bain, sans de plus solides bases théoriques, en astronomie, mathématiques et cartographie notamment.

C’est auprès du contre-amiral sir George Francis Seymour, commandant en chef de l’escadre du Pacifique que Goodenough fit ses premiers pas sur le pont de la HMS Collingwood, capitaine Robert Smart.

Confronté au blackbirding

La suite de sa carrière le conduisit en Afrique, en Amérique du Sud (côte est), en Inde, dans la Baltique, en Chine (Hong Kong, Canton, Taku, Shanghaï, le Yang-Tsé-Kiang, etc), en Méditerranée, dans la Manche… Son destin allait basculer réellement en mai 1973 : il fut alors nommé commodore de la base australienne et capitaine de la HSM Pearl, une corvette de vingt-et-un canons lancée en 1855.

Cette fonction de commandant de la base navale de Sydney, n’était pas une petite affaire. Les navires mettaient souvent plusieurs longs mois pour passer le cap Horn et traverser le Pacifique, les équipages arrivaient fatigués et l’accueil de ces bateaux demandait à la base militaire d’être réactive. D’autant qu’en outre, le travail du commandant ne se limitait pas à faire des ronds dans l’eau autour de Sydney, mais bien à rayonner dans la vaste Océanie où les problèmes étaient légion ; au premier rang de ceux-ci, le blackbirding, entendez le rapt de populations indigènes réduites en quasi esclavage dans les plantations du Queensland essentiellement.

On estime que le nombre de ces recrues, dont une infime minorité fut volontaire, s’est monté à 62 000 personnes, pratiquement toutes arrachées à leur clan ou leur tribu en Mélanésie : Salomon et Vanuatu principalement, mais Nouvelle-Guinée et même Nouvelle-Calédonie. Corollaire et conséquence de ce blackbirding mené à grande échelle, la région était devenue extrêmement peu sûre, et même très dangereuse pour les équipages se contentant de faire du commerce ou pour les missionnaires désireux de porter la bonne parole à ces tribus païennes. Les incidents, les violences, les meurtres par désir de vengeance se firent de plus en plus nombreux et l’une des taches de James Goodenough fut de tenter de ramener un peu de sérénité dans certaines îles. Le rôle du commandant était de veiller à ce que les citoyens britanniques soient respectés dans toute la région, mais que, de leur côté, ils respectent eux aussi les populations indigènes.

Policier des Mers du Sud

Sur le plan personnel, il se trouve que Goodenough était un réel humaniste : il avait beaucoup fait pour améliorer les conditions de vie des marins à bord comme à terre, il était engagé dans de nombreuses opérations caritatives, et lorsqu’il était en mer, c’était pour partager la vie de ses hommes, répugnant par ailleurs à utiliser les châtiments corporels. Il était aussi farouchement opposé à l’alcool dont il connaissait les méfaits au sein des équipages ; s’il n’alla pas jusqu’à interdire le rhum à bord (il aurait préféré la bière et ne s’en cacha pas), il prêcha la tempérance sur ses navires, à commencer par la Pearl, à la période qui nous intéresse.

Ce rôle de « policier » des Mers du Sud, Goodenough ne le prit pas à la légère et malgré la présence de sa femme et de ses enfants à Sydney, il ne resta guère à terre en déléguant ses pouvoirs, préférant sillonner lui-même le Pacifique.

A peine rentré d’une mission aux Nouvelles-Hébrides en avril 1875 qu’il repartait le 14 juin sur la HMS Pearl avec, à son bord, le nouveau gouverneur des îles Fidji, sir Arthur Gordon. La Pearl demeura trois semaines dans l’archipel puis repartit cap à l’ouest, en direction des Nouvelles-Hébrides, puis des Salomon. Il aurait souhaité se rendre à Nukapu, l’île sur la plage de laquelle le révérend John Patteson avait trouvé la mort en 1871, mais il savait que le risque de provoquer un nouvel affrontement était grand. Aussi choisit-il de se rendre sur l’île de Santa Cruz (aujourd’hui Nendo) et c’est ainsi que le 12 août 1875, il ancra son navire à Carlisle Bay.

Les moutons devenus loups

Ironiquement, lors de son passage aux Nouvelles-Hébrides, quelques jours avant de parvenir aux Salomon, il avait rencontré à Santo le Français Henri Le Chartier, qui s’essayait au recrutement de main d’œuvre et qui portait un jugement très pessimiste sur les indigènes avec lesquels il négociait. Ce à quoi Goodenough lui aurait répondu : « Bah, vous voyez, ce sont des moutons ».

Le 4 août, Goodenough, confiant, quitta Santo pour Carlisle Bay. La suite de l’expédition de Goodenough fit écrire plus tard à Le Chartier que les moutons dont parlait un peu naïvement le commodore étaient devenus de redoutables loups : « Pauvre commodore ! Ces moutons se sont changés pour toi en loups ; ils n’ont pas craint, voyant ta bonté, ta confiance en eux, de te percer de leurs flèches empoisonnées et de te donner à toi et aux matelots qui t’avaient accompagné au rivage cette mort atroce, contre laquelle n’ont rien pu tes chirurgiens si savants, et il nous était réservé d’apprendre cette nouvelle à notre retour à Nouméa, comme à toi de nous servir d’exemple à éviter et de modèle à suivre ! ».

La situation à Carlisle Bay était complexe, car au mois de septembre 1874, un marin anglais, Nowell, avait ouvert le feu sur des pirogues entourant son petit schooner, le Sandfly, causant beaucoup de dégâts : bilan, un grand nombre de blessés et la bagatelle de cinq morts. Une attitude d’autant plus maladroite qu’en 1872, le capitaine John Modesby, sur la HMS Basilik, avait fait escale au même endroit et avait trouvé une population très amicale.

Nowell, s’il avait eu peur de ces pirogues, aurait très bien pu faire tirer dans l’eau ou en l’air pour stopper cet accueil qu’il jugeait un peu trop empressé. Mais de là à « tirer dans le tas », sans sommations, il y avait un pas. Depuis le désastre de la croisière du Rosario, l’Amirauté ne prenait plus à la légère ce genre d’incident et elle s’était montrée très soucieuse de ce type d’événements, ne tenant pas à ce qu’ils se reproduisent.

Une flèche sur le flanc gauche

Goodenough, s’il était confiant en sa bonne étoile, prit tout de même le temps d’écrire une lettre à son épouse avant de se décider à aller à terre.
Certains jugeront son humanité maladroite, mais le capitaine anglais estimait que sa place était en première ligne et qu’il devait débarquer avec ses hommes. Aucun ne devait être exposé sans que lui le soit tout autant.

La Pearl ayant un tirant d’eau supérieur à la profondeur de la baie, trois canots furent mis à l’eau le 12 août 1875. Le premier contact ne fut pas franchement hostile ; les Anglais avaient amené avec eux des cadeaux, du tissu, et même quelques couteaux. Timides au départ, en tous les cas sans agressivité apparente, les Salomonais parurent se détendre et comprendre que ces Blancs ne voulaient pas leur faire de mal.
Un indigène amena même quelques ignames en guise de cadeau. Le ton devint amical, et même si Goodenough ne parlait pas le dialecte local, il comprit que le petit groupe d’hommes qui lui faisait face l’invitait à se rendre dans un village très proche.

Toutefois, après avoir suivi leurs hôtes sur environ trois cents mètres, le capitaine britannique se ravisa, décida de revenir sur ses pas et de se rendre au village avec ses trois canots. Ce retrait fut mal pris par les habitants de la baie : un guerrier banda son arc. « En jetant un coup d’œil vers la gauche, je vis un homme avec des yeux noirs étincelants placer une flèche sur une corde ; je pensais un instant que ce devait être une simple menace mais alors que je le regardais, je reçus une flèche dans mon flanc gauche. »

Des pointes empoisonnées

Goodenough n’était pas blessé mortellement, loin de là. Il cria à ses marins de se replier sur les canots alors qu’une grêle de flèches s’abattait sur la petite troupe. Goodenough, décidément soucieux d’éviter un drame, demanda à ses hommes de tirer, mais au-dessus des guerriers ennemis, de manière à ne pas transformer cet incident en bain de sang.

Une deuxième flèche le toucha à la tête, dans son couvre-chef. Six hommes, dans l’escarmouche, furent blessés. Apparemment, rien de grave. Mais ce que ne savaient pas les Anglais, c’est que certaines pointes de flèches étaient empoisonnées. Tout le monde regagna la Pearl sans plus de mal, Goodenough un instant perturbé par sa blessure, reprit du poil de la bête et commanda à ses hommes de lever l’ancre et de mettre les voiles. Les blessés furent pris en charge, tandis que des tirs, depuis le bateau, permettaient d’incendier quelques cases ; une manière de marquer la désapprobation des Anglais après cet accueil trompeur. Cap fut mis sur le nord des Nouvelles-Hébrides, dans l’archipel de Banks, en direction de l’île de Mota Lava où la Pearl alla à la rencontre de la HMS Nymphe ».

Pendant les quatre jours suivants, James Goodenough dormit beaucoup. Il était fatigué et espérait que le repos lui permettrait de retrouver sa vitalité. Mais en réalité, parfaitement lucide, il se rendit vite compte que son état, comme celui de deux autres jeunes marins âgés de dix-sept ans, se dégradait au fil des heures. Il comprit qu’ils avaient été empoisonnés et que leur chance de s’en sortir étaient minimes, voire nulles. De fait, les convulsions de son corps le prouvaient, il était atteint du tétanos ; il n’avait que peu de temps devant lui. Il se mit en règle avec l’aumônier du bord, écrivit aussi une lettre décrivant sa tragique mésaventure, lettre restée inachevée. Il signa encore quelques documents. Son corps était secoué de spasmes de plus en plus violents, et sachant que le tétanos allait l’emporter dans les heures qui venaient, il demanda à être amené en litière sur le pont où il put s’adresser une dernière fois, très affaibli, à son équipage. Le médecin du bord était hostile à cette sortie, mais Goodenough insista et se fit installer sur la dunette, ses marins rassemblés autour de lui. Il fut bref et, non sans panache, demanda même à tous de ne pas faire triste figure et de sourire, car s’il était bien conscient de les quitter, il estimait avoir eu une belle vie.

Vingt minutes après cette ultime sortie, il était ramené dans sa cabine où il s’endormit.

Vingt-quatre heures plus tard, le médecin constatait son décès, le 20 août 1875 à 5h15 de l’après-midi.

Un fils amiral

Son corps fut ramené à Sydney, la Pearl, au moment de la mort de son capitaine, se trouvant à cinq cent milles seulement de son port d’attache. Ses funérailles, le 24 août, furent grandioses. Il avait demandé à être enterré avec les deux jeunes marins qui, eux aussi, étaient morts du tétanos suite à leurs blessures.

Tous les trois reposent côte à côte au petit cimetière de St Thomas North de Sydney.

Goodenough laissait derrière lui sa femme, Victoria, et deux fils (l’un d’eux, William Edmund Goodenough, entra dans la Royale en 1880 et devint, plus tard, amiral).

Sa veuve publia les écrits de son mari et rentra en Angleterre où elle servit à la cour de la reine Victoria.

Daniel Pardon

Quel poison ?

Beaucoup de spécialistes se sont interrogés sur la substance utilisée par les Salomonais pour rendre les blessures de leurs flèches mortelles. Selon certains, ils trempaient leurs pointes, généralement en os, comportant des ardillons, dans des cadavres humains en putréfaction. C’est ce milieu microbien et bactériologique riche qui transmettait aux blessés le tétanos.

La maladie est une toxi-infection due à l’introduction dans l’organisme, par une plaie, d’une bactérie, Clostridium tetani ; celle-ci produit une neurotoxine, la tétanospasmine qui provoque des spasmes caractéristiques de tout le corps de la personne infectée avant son décès.

A l’époque de Goodenough, il n’y avait aucun traitement contre le tétanos, alors qu’aujourd’hui un vaccin est disponible, vaccin ayant contribué, dans les pays développés, à faire quasiment disparaître les cas mortels de tétanos.

La version des cadavres en putréfaction est très « exotique » mais semble quelque peu romancée. Point n’est en effet besoin d’un cadavre humain, un simple morceau de viande avariée de porc permet d’obtenir le même résultat. Et plus généralement, un peu de terre dans une plaie suffit pour provoquer le tétanos.

L’affaire de la HMS Rosario

Le 20 septembre 1871, l’évêque John Coleridge Patteson avait été tué sur une plage de Nukapu, aux îles Salomon. Les indigènes avaient voulu venger un précédent rapt de blackbirders.

Une expédition punitive fut donc organisée dès octobre 1871. A peine un canot de la HMS Rosario s’approcha-t-il du rivage qu’il fut accueilli par une pluie de flèches. Les marins furent rappelés à bord et le capitaine, Albert Hastings Markham, décida d’employer la manière forte pour « nettoyer » la plage : les canons du bord furent mis en batterie tandis que l’équipage se servait des fusils dont il disposait. Le débarquement de marins à bord de quatre canots mit fin à la bataille ; le village fut incendié, mais le bilan humain était désastreux : un mort (flèche empoisonnée) du côté anglais, vingt à trente morts du côté salomonais, un véritable carnage qu’aurait, bien entendu, complètement désavoué John Patteson.

C’est en raison de ce double drame, le meurtre de Patteson et la tuerie qui s’ensuivit que, quatre ans plus tard, de retour à Santa Cruz, Goodenough préféra éviter Nukapu pour se rendre à Carlisle Bay.

Quant à Markham, mis en cause au parlement et par la presse pour ce bain de sang disproportionné avec la faute commise, il ressortit complètement blanchi par l’Amirauté qui jugea sa réaction à Nukapu parfaitement justifiée.

Goodenough propose les Nouvelles-Hébrides aux Français

Dans son livre « La Nouvelle-Calédonie et les Nouvelles-Hébrides », le Français H. Le Chartier, à bord du Tanna, raconte sa rencontre avec le capitaine Goodenough sur l’île de Santo où la Pearl est, elle aussi, au mouillage. Quand on sait que le sort de cet archipel se solda par la création boiteuse d’un condominium franco-anglais, d’où naquit en 1980 l’actuel Vanuatu, on ne peut qu’être étonné par la proposition que Goodenough a faite à Le Chartier, en tous les cas telle que ce dernier la retranscrit :

« C’est ainsi que l’une des premières paroles que m’adressa le commodore Goodenough eut trait à la nécessité pour la France d’annexer les Nouvelles-Hébrides : Pourquoi votre gouvernement ne s’empare-t-il point de ce nouveau pays ? Craignant le piège, de la part d’un Anglais jaloux, de sonder mes opinions, je ne répondis pas. Mais, poursuivit-il c’est un complément de votre colonie pénitentiaire ; si les Nouvelles-Hébrides n’étaient pas si proches de Nouméa, certainement mon pays s’en emparerait, car c’est un pays très riche ; mais le voisinage de la Nouvelle-Calédonie, des Loyalty qui sont à vous nous en empêchent. »

Ce marbre donne une idée de la force de caractère de Goodenough, par ailleurs un humaniste très engagé, qui était toujours en première ligne avec ses hommes.

Les Salomonais ont toujours eu la réputation d’être très belliqueux, mais le blackbirding dont ils ont été les victimes à de nombreuses reprises de la part de Blancs sans scrupules n’a fait qu’exacerber leur agressivité.

Un chef salomonais avec ses parures : sur la tête, un kap-kap fait d’une écaille de tortue ciselée sur un disque en coquillage ; sur la poitrine, d’impressionnants colliers en dents de dauphins, témoignages de sa puissance au sein de son clan.

Une pirogue salomonaise à l’époque du drame ayant abouti au décès du commandant Goodenough (ces embarcations n’avaient pas de balancier).

Rédigé par Daniel PARDON le Lundi 9 Avril 2018 à 10:55 | Lu 923 fois