Carnet de voyage - 1797-1798 : Fanning, découvreur mais aussi massacreur…


Edmund Fanning massacra plus de cent mille otaries dans l’archipel de Juan Fernandez en 1797, afin de vendre les peaux en Chine.
PACIFIQUE, le 4 avril 2019. Pour trouver Fanning Island sur la carte, il faut chercher. D’abord parce qu’elle est toute petite (33,7 km2), ensuite parce qu’elle est le plus souvent appelée par son nom local, Tabuaeran. Nous vous donnons une piste ; elle est située dans l’archipel du Kiribati (au nord), par 3° 51’36 N et 159°21’52 W. Quant à son nom de baptême, Fanning Island, elle le doit à son découvreur, Edmund Fanning, grand tueur de pinnipèdes…

Explorateur, pas vraiment ; découvreur, par hasard ; massacreur, par intérêt. Edmund Fanning fait partie de ces personnages ayant sillonné le vaste océan Pacifique à une époque où rares étaient les marins qui osaient s’y engager. Oh, certes, les Espagnols, les Anglais, les Français avaient déjà organisé de vastes campagnes de découvertes et les noms de Wallis, Bougainville, Cook ou Mourelle de la Rua sont connus ; mais avant même le début du XIXe siècle, des privés, en quête de profits rapides, capables de prendre tous les risques, s’aventuraient déjà au-delà du cap Horn pour faire fortune.

Capitaine à 24 ans

Edmund Fanning, un Américain né le 16 juillet 1769 à Groton, New London (dans le Connecticut), fut l’un de ces marins, parmi les plus hardis. Engagé très tôt dans la marine, il était à la mer à quatorze ans et montra très vite qu’il avait des capacités. Au point qu’une compagnie commerciale le nomma capitaine d’un navire en 1793, à l’âge de 24 ans. Sa mission, explorer les ressources du vaste Pacifique Sud, cette mer immense que les Espagnols voulaient garder pour eux seuls, un vœu dont aucune grande puissance ne tint compte, bien évidemment.

C’est sur les conseils d’un capitaine expérimenté, John Whetten, que Fanning décida de se concentrer sur le commerce avec la lointaine Chine. Le marché chinois était en effet avide de peaux et de fourrures et les côtes sauvages de nombre de régions du Pacifique étaient riches en pinnipèdes : otaries, phoques, lions de mer… Des animaux qui, très souvent, n’avaient jamais vu de chasseurs et qui ne se méfiaient pas des hommes débarquant à proximité des roqueries, gourdins et tranchoirs à la main. Et c’est ainsi qu’Edmund Fanning commença à entrer dans la légende en tuant, écorchant, séchant et tannant des peaux le long des côtes de l’Amérique. Lorsqu’il se rendait ensuite à Canton ou Macao avec ses cargaisons pestilentielles (les peaux étaient préparées de manière rudimentaire), il les échangeait contre diverses marchandises, des épices, des porcelaines, de la soie et l’incontournable thé dont raffolaient ses clients de New York. Autant écrire que Fanning sillonna en long, en large et en travers, pendant des années, le Pacifique et l’océan Indien ; au tournant du XVIIIe et du XIXe siècle, il était un des marins qui connaissaient le mieux cette mer immense dont il savait gérer les saisons, inversées entre le nord et le sud.

L’odyssée du Betsey

Fanning entra dans l’histoire officielle, celle des découvreurs, en 1797 et 1798, lorsqu’il effectua une campagne de prises de peaux d’otaries à bord d’un navire de taille modeste, cent tonneaux environ, le Betsey. A bord, vingt-sept hommes d’équipage. Pour financer l’opération, tout de même à risques, Fanning fit appel à Elias Nexsen, homme d’affaires new-yorkais. Le Betsey quitta Stonington (Connecticut) le 13 juin 1797 ; arrivé aux îles Falkland, au large de l’Argentine, Fanning rencontra le capitaine d’un baleinier, O. Paddock qui lui conseilla de se rendre dans l’archipel de Juan Fernandez où pullulaient les otaries, spécialement l’île de Mas a Fuera (aujourd’hui île Alexander Selkirk).

Ayant passé le Horn avec succès, Fanning parvint à Mas a Fuera le 19 janvier 1798, au cœur de l’été austral. Le Betsey n’en repartit que le 5 avril, chargé à ras bord d’environ cent mille peaux d’otaries, toutes destinées à la Chine. En un peu plus de deux mois, le Betsey avait été rempli tant et tant que les pièces à vivre de l’équipage comme la cabine du capitaine étaient envahies par les peaux, chacun dormant où là il pouvait.

Aux Marquises, sauvetage de Crook

La traversée était longue jusqu’à Macao, le scorbut redoutable et redouté ; Fanning mit le cap sur les îles Marquises et ancra le 21 mai devant Tahuata (ex Santa Christina). A la grande surprise de Fanning, une petite pirogue se détacha du rivage avec à son bord un homme blanc, le jeune pasteur protestant William Pascoe Crook qui avait été débarqué l’année précédente, par le Duff.

Crook, seul aux Marquises, n’avait pas progressé dans sa mission d’évangélisation et il avait le moral au plus bas. Il craignait même pour sa vie. Le ravitaillement à Tahuata étant impossible, les risques d’une attaque du navire bien réels, Fanning mit le cap sur un groupe de quatre îles que lui indiqua Crook qu’il emmena avec lui. Il s’agissait du groupe nord des Marquises, baptisé « îles Washington ». Fanning parvint devant Nuku Hiva le 24 mai 1798, y débarqua Crook, fit provision de vivres frais et repartit peu après, le 30 mai. Fanning aperçut en partant deux autres îles du groupe nord, mais ne s’y arrêta pas : il s’agissait de Eiao (qu’il baptisa New York Island) et de Hatutu (baptisée Nexsen, du nom du financier de l’expédition).

Découverte de trois petits atolls

Sur sa longue route nord-ouest, le Betsey rencontra trois îles que son capitaine n’avait jamais vues et qui ne figuraient sur aucune carte marine. Il les baptisa Fanning, Washington et Palmyra, que les géographes regroupèrent sous l’appellation d’îles Fanning.

Difficile de parler de découverte géographique majeure pour ces trois atolls sans importance (voir notre encadré « trois atolls perdus »).
Fanning, avec le repérage de ces trois îles minuscules et alors inhabitées ne fut donc pas à classer dans ce qu’il convient d’appeler les grands découvreurs.

Poursuivant vers le nord, Fanning comptait se placer sur la route du fameux galion de Manille, qui reliait chaque année Acapulco aux Philippines. Les vents favorables le rapprochèrent ainsi de sa destination finale. Le 14 juillet, le Betsey était à Tinian (Mariannes du nord) où il récupéra l’équipage d’un navire ayant fait naufrage. Le 13 août, Fanning touchait le port de Macao où il put enfin décharger ses cent mille peaux et faire le plein de thé, de porcelaines, de soieries et autres marchandises.

Le retour ne pouvait se faire que par la route de l’ouest. Ayant échappé à l’attaque de pirates malais, Fanning atteignit le cap de Bonne Espérance le 30 janvier 1799 pour finalement ancrer, mission accomplie, à New York, le 26 avril 1979.

Selon la comptabilité établie alors, le bénéfice net de l’opération fut considérable : 52 300 dollars, une fortune à l’époque.

Fanning avait fait ses preuves, il avait les poches pleines, il pouvait voir plus grand et créer sa propre compagnie, ce qu’il fit en s’associant avec l’homme d’affaires Willet Coles. Fanning n’abandonna jamais le commerce maritime, ayant mené à bien au cours de sa vie la bagatelle de soixante-dix expéditions sur les trois océans du globe…

Textes (et photos) : Daniel Pardon

Trois atolls perdus

Entre les Marquises et Macao, Fanning découvrit coup sur coup entre le 11 et le 14 juin 1798, trois atolls proches de l’équateur :

Fanning Island (Tabuaeran)
Première terre découverte par Fanning, l’île qu’il baptisa de son nom (rebaptisée en 1979, à l’indépendance du Kiribati, Tabuaeran). L’atoll mesure 33,73 km2, essentiellement couverts de cocoteraies. Les Polynésiens migrants dans les temps anciens vers Hawaii y auraient séjourné ; en témoignent quelques vestiges pré européens. Fanning y arriva le 11 juin 1798, l’atoll étant alors inhabité. 2 600 personnes vivaient sur l’île en 2005, surtout de l’industrie du coprah, dans neuf villages. Une ressource importante était fournie par des navires de croisière qui, depuis, ont abandonné cette escale, ce qui a entraîné le départ de plusieurs centaines de résidents, partis tenter leur chance ailleurs.

Washington Island
Le second atoll, Washington, découvert le 12 juin 1798 par Fanning, est appelé aujourd’hui Teeraina (Fanning l’avait baptisé Georges Washington ; comme Palmyra, il était alors vide de toute population). L’atoll, qui appartient au Kiribati, est minuscule (5,4 km par 2,1km, soit 9,55km2) mais il a une particularité : il abrite en son centre le seul lac d’eau douce de tout le Kiribati. Il est habité par environ 1 700 personnes dont beaucoup résident dans la « capitale », le village de Tangkore. La principale ressource est le coprah.

Palmyra Island
Palmyra, qui se situe au tiers du chemin entre les Samoa et Hawaii, ne mesure que 12 km2 de surface. Officiellement, Palmyra Island est un territoire incorporé aux Etats-Unis depuis 1959. L’île ne compte pas de résidents permanents, juste des équipes de scientifiques et/ou de militaires veillant à cet écosystème encore intact. A noter que dans ses mémoires, Fanning écrit que durant la nuit précédant la découverte de l’atoll, il se réveilla trois fois ; inquiet par ce qu’il analysa comme une sorte de prémonition, il ordonna à l’équipage d’affaler les voiles ; au matin, il se rendit compte que son navire n’était qu’à un mille nautique d’un récif de Palmyra. S’il avait continué à faire voile, son bateau, le Betsey, lourdement chargé, aurait fait naufrage sur les coraux à fleur d’eau. Ce qui arriva le 7 novembre 1802 à un autre marin moins chanceux, Cornelius Sawle, dont le navire, le USS Palmyra s’éventra sur ces récifs. Seule consolation pour Sawle, l’atoll prit le nom de l’épave de son bateau.

La « Fanning & Coles »

Autant fin XVIIIe, début XIXe, de très nombreux navigateurs partaient à l’aventure dans les mers du Sud sans réelle planification à long terme, autant Fanning, qui avait les pieds sur terre, fut un organisateur prévoyant. Dès 1798, après le succès de son expédition entre l’archipel Juan Fernandez et la Chine, il eut une vision plus large de son activité. Il s’associa alors avec un riche homme d’affaires de la côte est des Etats-Unis, Willet Coles, pour fonder la compagnie « Fanning & Coles » dont l’objet social était le commerce des fourrures avec la Chine. La firme poursuivit ses lucratives activités jusqu’en 1815, agissant en tant qu’armateur de plusieurs navires, navigant sur les trois océans, Indien, Pacifique et Atlantique.

Le business était très lucratif, entre les fourrures vendues en Chine et les marchandises ramenées de Canton ou de Macao. La société se lança même, avec le feu vert du président américain James Madison, dans une expédition aux îles Fidji pour y acheter à bas prix du bois de santal. Le navire le plus connu de la compagnie fut le Tonquin, bateau mis à l’eau en 1807, jaugeant 260 tonneaux, qui sera revendu avec profit en 1810 à une autre compagnie de chasseurs de fourrures.

Richissime, en relativement bonne santé malgré sa carrière de bourlingueur, Edmund Fanning investit à la fin de sa vie, dans une grande expédition scientifique américaine, la célèbre « United States Exploring Expedition », qui se déroula de 1838 à 1842. Fanning n’en vit pas les résultats, spectaculaires sur le plan scientifique, puisqu’il décéda le 23 avril 1841 à New York.

A lire

Fanning, Edmund (1838) : Voyages to the South Seas, Indian and Pacific Oceans, New York : William H. Vermilye

William Pascoe Crook : Récit aux îles Marquises (1797-1799), Editions Haere Po

Gabriel Perez Mardones : Juan Fernandez. Editions OchoLibros
La première page du livre que Fanning consacra à ses aventures dans les Mers du Sud entre 1792 et 1832.

Les otaries à deux peaux (« lobo fino de dos pelos », Arctocephalus philippii) sont endémiques à Juan Fernandez. Il y en avait cinq millions avant l’arrivée des chasseurs, et seulement cinq cents en 1969.

Une gravure ancienne représentant le Betsey, petit navire qui permit à Fanning de traverser le Pacifique d’est en ouest en 1797 et 1798. C’est à cette occasion qu’il découvrit trois atolls.

Lorsque Fanning devint un riche homme d’affaires, le plus fier de ses navires fut le Tonquin qu’il fit construire pour la Fanning & Coles Cie.

Aujourd’hui, à Juan Fernandez, les pêcheurs du village de San Juan Bautista emmènent les touristes nager avec les otaries.

L’entrée de la baie de Cumberland, sur l’île de Robinson Crusoé. Jusqu’à quatorze navires américains opérèrent dans ce secteur pour y tuer les otaries au début du XIXe siècle.

Aujourd’hui, l’archipel de Juan Fernandez est inscrit au patrimoine mondial de l’Humanité. Ses habitants, victimes d’un terrible raz-de-marée en 2010, vivent de la pêche et du tourisme.

Rédigé par Daniel PARDON le Jeudi 4 Avril 2019 à 13:04 | Lu 1744 fois