Tahiti Infos

Argent sale : les entreprises se défendent


L'interdiction des paiements en espèce de plus de 119 300 Fcfp oblige à utiliser chèques, cartes de paiement et virements. Blanchir de l'argent est de plus en plus difficile, assurent les chefs d'entreprise.
L'interdiction des paiements en espèce de plus de 119 300 Fcfp oblige à utiliser chèques, cartes de paiement et virements. Blanchir de l'argent est de plus en plus difficile, assurent les chefs d'entreprise.
PAPEETE, le 30 janvier 2017 - Le commandant de la gendarmerie a lancé vendredi dernier un cri d'alarme contre la montée de la criminalité en Polynésie. Le premier facteur de risque est, selon lui, le trafic de drogue : très rentable, il enrichi considérablement des trafiquants qui recycleraient leurs gains illégaux dans l'économie réelle... Ce que contestent les chefs d'entreprises.

Les banques et entreprises de Polynésie sont-elles complices passives des trafiquants d'ice ? C'est une des implications d'un discours du colonel Caudrelier, commandant des forces de gendarmerie en Polynésie française qui s'exprimait à cœur ouvert à l'occasion des traditionnels vœux de la Sainte-Geneviève, patronne des gendarmes :

"Le danger de la corruption affecte déjà des acteurs socio-économiques très divers, qui contribuent souvent passivement, parfois activement, à la captation puis à la dissolution de l'argent sale dans l'économie" assure le colonel. "L'argent que produit le trafic d'ice irrigue le marché de l'automobile, il se blanchit dans les banques locales, il se réinvestit dans l'immobilier et les activités commerciales. Mais il pervertit aussi ceux qui, par appât du gain, par solidarité familiale, parfois par indifférence, tournent la tête là où il faudrait refuser une complicité active ou passive". "Les gains générés sont tels que nous ne pouvons qu'imaginer une aggravation de la situation, quelle que soit l'efficience de nos enquêteurs et quels que soient les efforts de prévention."

La rédaction de Tahiti Infos a donc contacté plusieurs chefs d'entreprises pour faire le point. Ils restent tous très prudents, mais assurent respecter scrupuleusement les règles de lutte contre l'argent sale.

LES BANQUES SURVEILLENT DÉJÀ LES MOUVEMENTS DE FONDS SUSPECTS

Ainsi le président de la fédération des banques de Polynésie, Christian Carmagnolle, directeur de la Banque de Polynésie, a défendu son industrie sans pour autant nier les faits : "Ce que dit le colonel est une vérité première. L'argent est dans les banques, donc dire que l'argent des trafics repasse par les banques est une lapalissade. S'il y avait de la corruption à l'intérieur des banques, nous le saurions, et à ma connaissance il n'y a aucun agent visé pour des faits de corruption. Mais il est important que la lutte contre le blanchiment d'argent et la corruption soit l'affaire de tous, c'est un combat de toute la société." Il insiste ainsi sur le fait que les trois banques locales et l'OPT respectent déjà une réglementation stricte pour lutter contre le blanchiment d'argent :

"Le colonel le sait bien et nous en avons déjà discuté ensemble : les banques en Polynésie et à travers le monde sont particulièrement vigilantes pour contrôler les mouvements d'argent. Nous ne sommes pas passives face à ce phénomène, nous posons beaucoup de questions à nos clients pour vérifier l'origine des fonds qui transitent sur leurs comptes. Ils sont parfois surpris des questions que nous leur posons, et j'espère que votre article aidera à mieux faire comprendre au public de quoi il retourne. Par exemple en cas de dépôt d'une grosse somme, après la vente d'une voiture ou d'un bien immobilier, nous demandons un justificatif à nos clients. La carte grise, les documents du notaire… Et sans réponse satisfaisante, nous pouvons être conduits à remettre des informations au Tracfin (NDLR : Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins, une administration nationale rattachée au ministère de l'Économie et des Finances, chargée de la lutte contre le blanchiment d'argent). Nous n'avons aucun contact avec la police et ne dénonçons pas nos clients, notre mission est de signaler ce qui peut paraître suspicieux auprès du Tracfin."

Car pour le grand patron, "les banques n'ont pas à devenir policiers ou juges. Notre responsabilité est de vérifier que les mouvements de fonds sont en en adéquation avec la situation du client, en demandant des justificatifs." Il souligne également que, malgré la limite des paiements en espèces au-dessus 119 300 Fcfp, le cash n'est pas près de disparaître de notre économie. "Prenons l'exemple des roulottes qui brassent beaucoup d'espèces. Elles font des déclarations fiscales, que nous leur demandons, donc nous connaissons leurs revenus. S'ils sont trop différents des sommes qui transitent sur leurs comptes, nous devons leur poser des questions. Mais nous n'avons pas à nous substituer au fisc. Nous nous contentons d'obéir au Code monétaire et financier."

POUR LES CONCESSIONNAIRES "ON EST EN PLEIN DÉLIRE"

Du côté des concessionnaires automobiles on est plus choqué par le discours du colonel. "On est en plein délire" s'insurge Gilles Bonvarlet, p-dg de Sodiva, qui contrôle 30 % du marché local. "Déjà, c'est interdit de payer une voiture en cash puisque ça fait plus de 120 000 francs. C'est interdit par la loi et tous les concessionnaires la respectent. Si quelqu'un essaie de payer en espèce, on le renvoie chez lui et on lui demande un virement."

Quand on lui demande si des paiements cash de plusieurs millions ont pu arriver avant le passage de la loi limitant les paiements en espèces, le chef d'entreprise reste ferme : "Avant que cette loi n'entre en vigueur, il arrivait deux ou trois fois par an que quelqu'un paye avec deux millions en cash, mais c'était très rare. Il n'y a jamais eu des dealers qui venaient avec des valises de billet…"

Sébastien Bouzard, le président de la CGPME, a les mêmes arguments : "les entreprises se plient à la loi, on n'a plus le droit d'accepter les paiements en cash importants. Mais ici, contrairement à la métropole, les gens paient en liquide, et à chaque fois qu'on dépose nos caisses à la banque il faut justifier les fonds. Dans les îles, il n'y a même pas de banque donc les excursionnistes et les commerces déposent des millions de francs à la banque… Mais chez nous tout est vérifié, il faut faire des bilans comptables, il y a des contrôles fiscaux… C'est très difficile de blanchir de l'argent, et heureusement !"


Rédigé par Jacques Franc de Ferrière le Lundi 30 Janvier 2017 à 18:09 | Lu 16320 fois