Angela, la "mama" des familles d'accueil


Angela, que l'on surnomme "Mama" accueille des enfants placés depuis trente ans. Crédit photo : Thibault Segalard.
Tahiti, le 17 juin 2024 – Depuis plus de trente ans, Angela, que tous les enfants appellent "Mama", accueille des mineurs placés par la cellule d'aide sociale à l'enfance. Cette femme, qui s'est occupée de centaines d'enfants, nous a accueillis dans sa maison à Faa'a pour nous raconter son expérience en tant que famille d'accueil. Une vocation qui "donne de l'amour" à des enfants qui en manquent.
 
Sur le perron de sa maison, nichée dans un quartier de Faa'a, Angela nous aperçoit arriver de loin. Après nous avoir chaleureusement accueillis, elle nous fait grimper un vieil escalier en bois afin d'atteindre sa terrasse, qui surplombe sa servitude, pour nous installer à l'ombre où seuls les aboiements du chien des voisins viennent troubler la quiétude du quartier. En amont du reportage, c'est la cellule de l'aide sociale à l'enfance qui nous avait recommandé de contacter Angela pour notre reportage, tant elle a marqué des générations d'éducateurs, faisant d'elle une référence pour l'accueil d'enfants en souffrance. "C'est une femme formidable, qui a retapé de nombreux gamins", nous avait même glissé Xavier Le Goff, le coordinateur de la cellule. Et pour cause, Angela accueille des enfants chez elle depuis 1994. Depuis trente ans, elle l'affirme, elle a vu passer "des centaines de jeunes", allant de bébés d'à peine quelques mois à des adolescents presque adultes. "Au début, j'ai été pendant quelques années famille d'accueil d'urgence, et les enfants pouvaient rester chez moi pendant de courtes périodes allant de 3 jours à 3 mois, donc je me suis occupée d'un nombre incalculable d'enfants", se souvient-elle. Actuellement, elle s'occupe de deux enfants de 5 et 14 ans.
 
Pour cette femme d'une cinquantaine d'années, ce n'est pas un métier, mais "une vocation". "J'y consacre ma vie, je ne les laisse jamais seuls, parce que j'ai peur qu'on ne s'en occupe pas bien et qu'ils ressentent un nouveau sentiment d'abandon", explique-t-elle. Ce chemin de vie s'est d'ailleurs formé un peu par hasard, il y a de cela des décennies. "Mon mari travaillait sur les bateaux et n'était pas souvent à la maison. Moi, à l'époque, je vivais près d'une route fréquentée. Les enfants du quartier avaient l'habitude de venir régulièrement à la maison pour prendre le goûter, jouer... Alors je me suis dit, pourquoi ne pas en accueillir chez moi et aider les enfants qui n'avaient pas les mêmes chances que les autres", relate Angela.
 
Pas besoin de carapace
 
Vous l'aurez compris, la sexagénaire traite tous les enfants qui passent sous son toit comme les siens. Tous la surnomment d'ailleurs "Mama". Elle a d'ailleurs adopté deux d'entre eux. "En 1994, on m'a confié un bébé de trois mois. Il a aujourd'hui trente ans et je l'ai adopté à ses 18 ans. Là, il s'est engagé dans l'armée, à ma plus grande peine, j'ai peur pour lui. Le deuxième garçon que j'ai adopté a lui 24 ans aujourd'hui", détaille Angela. "Je souhaiterais aussi adopter le grand de 14 ans dont je m'occupe en ce moment, on me l'a confié quand il n'avait que 5 ans, je lui demanderai en temps voulu." Avec ses trois filles biologiques, Angela a donc 5 et peut-être bientôt 6 enfants, ce qui la rend très fière. "Je suis aussi heureuse de me dire que tous se considèrent comme frères et sœurs." "Je ne prends plus de bébés désormais, je m'y attache trop, j'ai arrêté", rigole-t-elle également, nous affirmant qu'une "carapace émotionnelle" est loin d'être nécessaire. "Avant, on nous disait ça, mais ce n'est pas la peine. Les enfants le sentent, sentent ce qu'on ressent. Chez moi, ils sont toujours à côté, à me faire des câlins et des bisous, ils sont toujours collés à moi. Moi, je fonctionne de cette manière. Mais quand ils partent, ça me fait mal au cœur quand ils me disent 'Mama, je veux rester'. C'est d'ailleurs pour ça que j'ai arrêté de faire de l'accueil d'urgence et que j'ai choisi l'accueil plus long, car c'est dur émotionnellement."
 
Fixer des règles, donner de l'amour
 
Mais accueillir ces enfants placés, qui ont souvent été confrontés à des violences régulières, qu'elles soient physiques, sexuelles ou morales, n'est pas de tout repos. D'autant que la mission des accueillants familiaux comme Angela est de rassurer et d'aider les enfants à se développer dans un cadre familial sain. "Les enfants sont en souffrance souvent. Quand ils arrivent, je leur dis de ne pas avoir peur et que c'est chez eux. La plupart du temps, ils s'adaptent d'eux-mêmes en voyant comment on vit. En général, je laisse une semaine, puis j'affine en leur fixant quelques règles", explique-t-elle. L'important, selon Angela, c'est d'apporter à ces enfants un sentiment de sécurité, de leur faire comprendre que dans ce foyer, ils ne courent aucun risque. Ensuite, vient le moment de mettre des mots sur leurs émotions. "Je leur parle beaucoup et les encourage à exprimer ce qu'ils ressentent. Il faut lever les barrières et les rassurer. Le grand de 14 ans que je garde en ce moment, quand il m'a été confié, ne parlait pas aux femmes, c'est parce qu'il avait été frappé et maltraité par sa mère. Alors mon travail a été de l'aider à surmonter cette peur."
 
Mais pour "Mama", il ne fait aucun doute que ce métier, aussi compliqué soit-il, est le plus gratifiant du monde, de par l'amour réciproque qu'il en ressort. "Si je pouvais accueillir 10 enfants, je le ferais ! Mais on est limité", s'amuse-t-elle. Consciente du manque crucial de familles d'accueil sur le territoire, elle nous glisse un message : "J'encourage tous les gens à prendre des enfants qui ont besoin d'aide, car ils ont besoin d'amour." Quant à des conseils aux futurs accueillants familiaux ? "Il faut beaucoup de patience, puisque les enfants sont parfois difficiles et ne s'adaptent pas vite, et bien sûr, aimer les enfants."

Xavier Le Goff, coordinateur de la cellule d'aide sociale à l'enfance : “Les enfants sont cassés, déboussolés”

Xavier Le Goff évolue au sein de la cellule d'aide sociale à l'enfance depuis 2007.
La Polynésie détient le triste titre du territoire ultramarin où la violence intrafamiliale est la plus fréquente. Des violences physiques, sexuelles ou morales touchent aussi les enfants. C'est là qu'intervient la cellule de l'aide sociale à l'enfance et son coordinateur, Xavier Le Goff, qui s'occupe de placer, comme chez Angela, les enfants victimes d'abus afin de préserver leur sécurité et leur santé. Interview.
 
Xavier, vous êtes coordinateur de la cellule d'aide sociale à l'enfance, c’est-à-dire que vous mettez en œuvre les différents services de la protection de l'enfance de la Direction des solidarités, de la famille et de l'égalité (DSFE). Actuellement, combien d'enfants sont suivis par vos équipes et combien sont placés ?
 
“Nous suivons 2 400 mineurs, dont 800 sont placés en dehors de l'autorité parentale. Un enfant peut être placé de différentes façons. Il y a tout d'abord les placements en ‘famille élargie’ et ‘famille tiers’, c’est-à-dire chez un oncle, une tante, les grands-parents ou chez des personnes dignes de confiance. C'est ce qu'on essaie de privilégier afin de ne pas déraciner l'enfant. C'est aussi ce qui nous rapproche du fa'a'amu. Aujourd'hui, 300 enfants sont placés en ‘famille élargie’ et 329 enfants en ‘tiers’. Ensuite, il y a les foyers, les maisons d'enfance, qui sont des établissements d'accueil temporaire pour donner un break aux enfants en danger, dans les cas où ils doivent être retirés de la garde parentale. Cela permet aux parents de retravailler les liens à distance et de se remobiliser avec des séances de médiation en présence de nos éducateurs. Mais on évite de laisser les jeunes en foyer, car l'enfant peut ‘s'institutionnaliser’. Ce n'est pas bon pour lui, car il va manquer de repères familiaux.”
 
Et il y a les familles d'accueil également ?
 
“Oui, effectivement, nous privilégions les familles d'accueil, que l'on appelle aussi les accueillants familiaux, pour les placements à long terme. C'est l'ultime recours de placement de l'enfant. Cela concerne souvent des cas de violences familiales extrêmes et quotidiennes, où l'enfant ne peut pas grandir sereinement. Actuellement, une trentaine d'enfants vivent dans une vingtaine de familles agréées.
 
D'ailleurs, il faut savoir qu'il y a 6-7 ans, nous avions beaucoup plus d'enfants placés, mais nous avons changé notre fusil d'épaule en privilégiant désormais le suivi dans les familles. C'est un lourd travail pour les éducateurs, qui doivent se rendre de manière hebdomadaire dans les foyers, mais c'est un choix payant. Nous avons fait plus avec moins de personnel (rire).”
 
Pour quels motifs un enfant peut-il être retiré de l'autorité parentale ?
 
“Pour plusieurs raisons. Tout d'abord, parce qu'il a subi des violences physiques, sexuelles ou morales. D'ailleurs, ces dernières ne sont pas à négliger, car un enfant ne peut pas être dénigré tous les jours, il a besoin d'être encouragé. Tout comme il ne peut pas grandir sereinement dans un foyer où ses parents se battent à longueur de journée. Ensuite, c'est parce qu'il a subi des négligences lourdes, comme un manque d'hygiène ou le fait de ne pas être suivi médicalement, surtout s'il a une pathologie potentiellement grave. Il y a aussi la négligence alimentaire, où l'enfant n'est pas assez nourri. Cela m'est arrivé de voir des parents qui boivent de l'alcool toute la journée et qui sont incapables de nourrir leurs enfants. Il y a également des familles qui viennent nous voir pour nous demander de l'aide, car elles n'arrivent plus à gérer leurs adolescents et, dans ce cas-là, nous intervenons également. Nous avons des antennes dans de nombreuses communes de Tahiti, à Moorea, aux Raromatai…”
 
Comment ces violences ou négligences vous parviennent-elles ?
 
“Nous recevons des signalements, souvent de l'école, quand un enfant arrive le visage tuméfié en cours. Là, l'établissement fait un signalement au parquet et à la cellule de recueil des informations préoccupantes de notre service. Et si le parquet obtient une demande provisoire de placement, nous devons l'exécuter en plaçant le mineur afin de le protéger.”
 
Pour revenir aux familles d'accueil, elles ont un rôle crucial auprès des mineurs qu'elles reçoivent, n'est-ce pas ? Que ce soit pour des placements courts ou longs ?
 
“Tout à fait. Nous leur demandons beaucoup. Il faut savoir qu'elles récupèrent des enfants cassés, déboussolés. Ils ont besoin d'une prise en charge individualisée et spécifique. Ces jeunes, avec ce qu'ils ont vécu, remettent en question la place de l'adulte dans le schéma familial classique, donc nous demandons un gros travail aux accueillants familiaux pour retaper les enfants et leur redonner confiance en l'adulte. Cela demande aussi beaucoup de temps, car il faut pouvoir les accompagner à l'école, chez le psychologue, chez l'orthophoniste aussi parfois... Mais c'est magnifique de voir des gens comme eux. Il en faudrait plus.”

Quand vous dites “il en faudrait plus”, cela veut dire qu'il n'y a pas assez de familles d'accueil sur le territoire ?
 
“Non, pas assez. Il en faudrait une quarantaine. Le double du nombre actuel... Car plus il y en aura, plus cela sera accepté par la population. Aujourd'hui, le frein, ce sont les parents qui ne souhaitent pas que leur enfant soit placé dans une autre famille et préfèrent qu'il reste en foyer... Nous avons en ce moment 26 bébés dans nos pouponnières... Ils peuvent y passer de six mois à un an... À cet âge-là, ce n'est pas possible. Il faut que les parents comprennent le concept de relais parental. Nous travaillons d'ailleurs en ce moment sur le principe de “double parentalité”. Les parents sont investis par des visites, des démarches administratives et surtout par le cœur et l'affection, mais la famille d'accueil prend en charge tout le reste.”
 
Et comment peut-on devenir famille d'accueil ?
 
“C'est une loi du Pays de 2009 qui encadre cela. En fait, tout le monde peut devenir accueillant familial. Il faut juste avoir un casier judiciaire vierge et la volonté d'aider des enfants. Des membres de notre cellule vont ensuite faire une évaluation psychologique et éducative de ces personnes. Ensuite, c'est la ministre des Solidarités qui va donner ou non, en Commission d'agrément, l'accord définitif.
 

Rédigé par Thibault Segalard le Mardi 18 Juin 2024 à 07:30 | Lu 3703 fois