PAPEETE, 27 octobre 2014 – Andréas Dettloff expose à la galerie Winkler, à partir du 30 octobre.
En 1903, lors de la vente aux enchères des effets de Paul Gauguin, à Papeete, les peintres officiels locaux se partagèrent les pinceaux et les couleurs. On se battit pour la machine à coudre et pour le fusil de chasse. Victor Segalen, médecin de marine de passage à Tahiti, pour à peine quelques francs de l’époque, s’arrogea sans effort une part importante de l’œuvre polynésienne du peintre maudit, après avoir acquis à Atuona le tableau "Village breton sous la neige", présenté à l’envers par le commissaire priseur, sous le titre "Chutes du Niagara".
L’artiste plasticien Andréas Dettloff est d’une certaine manière dans cette situation, depuis 25 ans qu’il travaille à Tahiti. Lui qui expose dans le monde entier, qui est publié internationalement dans une quinzaine d’ouvrages sur l’art. Lui, dont le travail interpelle là-bas, dérange ici. Irrite même, parfois. Que vient faire Mickey Mouse sur un casse-tête marquisien ? Et ces pneus tatoués à la gouge ? La vaisselle imaginaire de la reine Pomare, où s’exposent sans fard tous les travers de la Polynésie moderne ; ces crânes mortuaires qui revisitent sans complaisance l’idée conventionnelle que l’on a de l’art traditionnel : qu’est-ce que ça veut dire ?
Voyage dans l’univers burlesque d’Andréas Dettloff, où l’audace se déploie aux confins du malentendu interculturel polynésien.
En 1903, lors de la vente aux enchères des effets de Paul Gauguin, à Papeete, les peintres officiels locaux se partagèrent les pinceaux et les couleurs. On se battit pour la machine à coudre et pour le fusil de chasse. Victor Segalen, médecin de marine de passage à Tahiti, pour à peine quelques francs de l’époque, s’arrogea sans effort une part importante de l’œuvre polynésienne du peintre maudit, après avoir acquis à Atuona le tableau "Village breton sous la neige", présenté à l’envers par le commissaire priseur, sous le titre "Chutes du Niagara".
L’artiste plasticien Andréas Dettloff est d’une certaine manière dans cette situation, depuis 25 ans qu’il travaille à Tahiti. Lui qui expose dans le monde entier, qui est publié internationalement dans une quinzaine d’ouvrages sur l’art. Lui, dont le travail interpelle là-bas, dérange ici. Irrite même, parfois. Que vient faire Mickey Mouse sur un casse-tête marquisien ? Et ces pneus tatoués à la gouge ? La vaisselle imaginaire de la reine Pomare, où s’exposent sans fard tous les travers de la Polynésie moderne ; ces crânes mortuaires qui revisitent sans complaisance l’idée conventionnelle que l’on a de l’art traditionnel : qu’est-ce que ça veut dire ?
Voyage dans l’univers burlesque d’Andréas Dettloff, où l’audace se déploie aux confins du malentendu interculturel polynésien.
L’universitaire Riccardo Pineri consacre l’ouvrage "Signes et traces du sacré" (*) à votre travail. Cette explication était-elle nécessaire ?
Andréas Dettloff : C’est plus une question à poser à Riccardo, au fond. Mais ce livre est une analyse. Je travaille beaucoup avec des signes qui autrefois étaient sacrés, avant l’évangélisation du Pacifique. Aujourd’hui ces signes-là sont utilisés par le commerce, dans la publicité... Ils ont changé de camp. Tout mon travail est axé sur ce questionnement : ne peut-on sauver une infime partie de cela et la faire revivre dans la culture, par le biais de l’art plastique ?
Pour vous c’est la vocation de l’art contemporain ?
Andréas Dettloff : L’art contemporain, c’est l’art d’aujourd’hui. Gauguin pour son époque était un artiste contemporain. L’artiste utilise des choses de la société, pour interpeller, pour intervenir sur elle. Il ne sait pas ce qu’il va changer ; mais à travers son travail on prend conscience d’un certain nombre de choses. L’idée du ressenti est un aspect très important. Par son travail, l'artiste s’expose vraiment et ce qu’il ressent figure toujours dans l’œuvre.
La culture, en Polynésie, se dissocie mal aujourd’hui de l’idée d’une pureté originelle, immuable. Dans votre travail, le détournement d’artefacts culturels polynésiens s’apparente-t-il à de la contre-culture ?
Andréas Dettloff : Paradoxalement, ce que je fais ici est en Europe considéré comme de la culture. Ici ça devient de la contre-culture. Il y a en effet un climat très récent – il ne date pas des temps anciens –, une volonté politique de diriger et définir ce que doit être la Culture. Il me semble pourtant que le responsable de la culture, celui qui peut faire quelque chose dans ce domaine, c’est l’artiste. Gauguin, à son époque déjà, a réinterprété des éléments de la culture d’ici en leur donnant un sens nouveau, en rapport avec son présent. C’est ça le travail essentiel de l’artiste.
(…) A quoi sert le patrimoine ? Doit-il juste servir à vendre aux touristes et à faire venir du monde, ou peut-il être utile à autre chose ?
Les juxtapositions radicales entre le sacré et le profane, le primitivisme et le modernisme, l’élévation de la marchandise au rang d’icône… Comment ces contrastes servent-ils votre discours ?
Andréas Dettloff : Lorsque je suis arrivé en Polynésie, à la fin des années 80, je me suis beaucoup documenté sur les cultures anciennes d’Océanie. Ça m’a vraiment fasciné : j’ai eu envie de faire quelque chose de contemporain avec ça. L’idée était aussi de ne pas perdre de vue qu’avant l’arrivée des Européens les supports n’étaient pas les mêmes. Un exemple simple : il n’y avait pas de feuille blanche ni de toile tendue. Les gens sculptaient, tatouaient, ils ornaient par exemple les crânes de défunts, refaisaient les tatouages dessus… Le crâne est un support océanien. D’autres questionnements sont issus de cette démarche. Notamment sur la question de la représentation. En Occident, on représente quelqu’un ; en Océanie, c’est la personne elle-même qui est présente dans l’objet. Un crâne sur-modelé ancien – un vrai crâne ; moi je n’en utilise pas bien entendu – c’est la personne, ses restes, ses tatouages. Ce n’est plus une représentation : l’œuvre et son sujet sont ensemble. L’Occident a une vue esthétique très différente de l’océanienne. Entre les deux, on peut créer tout un ensemble de déviations, de variations, d’hybridations. C’est un processus de mise en question de l’idée même.
Les pneus sont un travail différent, très conceptuel. Tout comme les radiographies tatouées. Dans ces travaux, ce qui m’importait était d’être compris ici. En Europe, les artistes travaillent en référence à des artistes connus. Ici, comment se faire comprendre ? J’ai trouvé cette manière : tout le monde connait les pneus ou les radiographies. (…)
L’idée c’est d’interpeller, de poser des questions. Le reste c’est au spectateur de l’apporter. Il est super-important dans l’œuvre. Si une œuvre n’est pas vue ou laisse complètement indifférent, c’est la mort de l’artiste. Souvent dans mon travail j’utilise l’humour, comme appât, pour rendre tout ça un peu plus accessible. C’est une expression que les artistes utilisent assez peu en Polynésie, comme dans d’autres pays. On l’a vu récemment avec l’incident de la sculpture de McCarthy. On n’est pas très différent ici que là-bas : malheureusement, peu de gens cultivent leur regard, ici comme ailleurs.
(*) Andréas Dettloff, Signes et traces du sacré : Riccardo Pineri, 'Ura Éditions (2014) Relié, 140 pages - bilingue
Andréas Dettloff : C’est plus une question à poser à Riccardo, au fond. Mais ce livre est une analyse. Je travaille beaucoup avec des signes qui autrefois étaient sacrés, avant l’évangélisation du Pacifique. Aujourd’hui ces signes-là sont utilisés par le commerce, dans la publicité... Ils ont changé de camp. Tout mon travail est axé sur ce questionnement : ne peut-on sauver une infime partie de cela et la faire revivre dans la culture, par le biais de l’art plastique ?
Pour vous c’est la vocation de l’art contemporain ?
Andréas Dettloff : L’art contemporain, c’est l’art d’aujourd’hui. Gauguin pour son époque était un artiste contemporain. L’artiste utilise des choses de la société, pour interpeller, pour intervenir sur elle. Il ne sait pas ce qu’il va changer ; mais à travers son travail on prend conscience d’un certain nombre de choses. L’idée du ressenti est un aspect très important. Par son travail, l'artiste s’expose vraiment et ce qu’il ressent figure toujours dans l’œuvre.
La culture, en Polynésie, se dissocie mal aujourd’hui de l’idée d’une pureté originelle, immuable. Dans votre travail, le détournement d’artefacts culturels polynésiens s’apparente-t-il à de la contre-culture ?
Andréas Dettloff : Paradoxalement, ce que je fais ici est en Europe considéré comme de la culture. Ici ça devient de la contre-culture. Il y a en effet un climat très récent – il ne date pas des temps anciens –, une volonté politique de diriger et définir ce que doit être la Culture. Il me semble pourtant que le responsable de la culture, celui qui peut faire quelque chose dans ce domaine, c’est l’artiste. Gauguin, à son époque déjà, a réinterprété des éléments de la culture d’ici en leur donnant un sens nouveau, en rapport avec son présent. C’est ça le travail essentiel de l’artiste.
(…) A quoi sert le patrimoine ? Doit-il juste servir à vendre aux touristes et à faire venir du monde, ou peut-il être utile à autre chose ?
Les juxtapositions radicales entre le sacré et le profane, le primitivisme et le modernisme, l’élévation de la marchandise au rang d’icône… Comment ces contrastes servent-ils votre discours ?
Andréas Dettloff : Lorsque je suis arrivé en Polynésie, à la fin des années 80, je me suis beaucoup documenté sur les cultures anciennes d’Océanie. Ça m’a vraiment fasciné : j’ai eu envie de faire quelque chose de contemporain avec ça. L’idée était aussi de ne pas perdre de vue qu’avant l’arrivée des Européens les supports n’étaient pas les mêmes. Un exemple simple : il n’y avait pas de feuille blanche ni de toile tendue. Les gens sculptaient, tatouaient, ils ornaient par exemple les crânes de défunts, refaisaient les tatouages dessus… Le crâne est un support océanien. D’autres questionnements sont issus de cette démarche. Notamment sur la question de la représentation. En Occident, on représente quelqu’un ; en Océanie, c’est la personne elle-même qui est présente dans l’objet. Un crâne sur-modelé ancien – un vrai crâne ; moi je n’en utilise pas bien entendu – c’est la personne, ses restes, ses tatouages. Ce n’est plus une représentation : l’œuvre et son sujet sont ensemble. L’Occident a une vue esthétique très différente de l’océanienne. Entre les deux, on peut créer tout un ensemble de déviations, de variations, d’hybridations. C’est un processus de mise en question de l’idée même.
Les pneus sont un travail différent, très conceptuel. Tout comme les radiographies tatouées. Dans ces travaux, ce qui m’importait était d’être compris ici. En Europe, les artistes travaillent en référence à des artistes connus. Ici, comment se faire comprendre ? J’ai trouvé cette manière : tout le monde connait les pneus ou les radiographies. (…)
L’idée c’est d’interpeller, de poser des questions. Le reste c’est au spectateur de l’apporter. Il est super-important dans l’œuvre. Si une œuvre n’est pas vue ou laisse complètement indifférent, c’est la mort de l’artiste. Souvent dans mon travail j’utilise l’humour, comme appât, pour rendre tout ça un peu plus accessible. C’est une expression que les artistes utilisent assez peu en Polynésie, comme dans d’autres pays. On l’a vu récemment avec l’incident de la sculpture de McCarthy. On n’est pas très différent ici que là-bas : malheureusement, peu de gens cultivent leur regard, ici comme ailleurs.
(*) Andréas Dettloff, Signes et traces du sacré : Riccardo Pineri, 'Ura Éditions (2014) Relié, 140 pages - bilingue