1837 : Un massacre pour quelques écailles


Obsession du capitaine Hart, faire main basse sur un gros stock d’écailles de tortues imbriquées ; en réalité, il n’en trouva pratiquement pas sur l’île après en avoir massacré toute la population masculine.
Tahiti, le 11 juin 2021 - Revisiter l’exploration et l’exploitation des ressources de la vaste Océanie au XIXe siècle équivaut parfois à réciter une longue litanie de méfaits, de massacres et d’exactions. L’un des pires faits divers date de 1837 : un capitaine venu d’Australie, C. H. Hart, persuadé qu’une petite île cachait d’innombrables carapaces de tortues (un trésor pour l’époque) décida de s’en emparer par la force ; bilan : au moins cinquante morts, des vols, des viols, des enlèvements et la destruction totale d’une petite population de Micronésie vivant jusqu’alors tranquillement sur son atoll, Sapwuahfik...
 
Qu’est-ce qui attira de nombreux Européens et Américains dans le Pacifique au début du XIXe siècle ? Avant tout la perspective de gagner vite beaucoup d’argent ; peu importait le moyen mis en œuvre pour y parvenir. Ce furent d’abord les santaliers qui mirent les îles en coupe réglée (les profits étaient énormes) et les baleiniers, mais très vite bien d’autres trafiquants tentèrent leur chance avec d’autres matières premières locales : holothuries, perles, nacre, or, coprah, main d’œuvre indigène (le blackbirding pour les Fidji et le Queensland), sans oublier ce qui nous vaut d’écrire ces quelques lignes aujourd’hui, en mémoire de la tragédie vécue par les habitants de Sapwuahfik (Micronésie), les écailles de tortues. 

C’est dans ce type de village que les habitants de Sapwuahfik vivaient tranquillement lors de l’arrivée du capitaine Hart.
La Micronésie, alors un no man’s land
 
Bien sûr, lorsque les grandes puissances se partagèrent le « gâteau océanien », Britanniques, Allemands et Français principalement firent en sorte que les abus dus à des aventuriers sans foi ni loi cessent ou du moins ralentissent ; ils furent aidés en cela par les missionnaires  qui voulaient apporter « la vraie foi » à des peuples que les contacts avec les étrangers décimaient, les maladies importées causant plus de ravages d’ailleurs que la violence.

Dans les années 1830, la Micronésie était encore un no mans’land en terme de droit. Une sorte de territoire livré à la voracité de tous les aventuriers sillonnant la région en quête d’un bon coup à faire, y compris sur le dos des populations locales. Si troubles il y avait, c’était en réalité entre Européens et Américains qu’ils se produisaient, chacun voulant préserver ses intérêts dans sa chasse gardée. 
Face à cette anarchie, à cette violence déstructurant leur société, les Micronésiens ne restaient pas sans réagir. Ainsi en 1835  le Waverly, un schooner de commerce, après avoir quitté le port de Pohnpei (ex Ponape) eut-il la très mauvaise idée de venir écorcher sa coque sur un récif devant l’île de Kosrae. Six membres d’équipage furent alors tués par les indigènes. Vaille que vaille, le bateau put reprendre la mer et se rendit à Sapwuahfik où là encore six autres marins furent tués. Un faits-divers qui ne doit pas masquer la réalité ; à force de se croire tout permis, les Blancs étaient honnis de la population locale...

Sur cette carte moderne de la Micronésie, on distingue très bien sur la droite Pohnpei et au sud l’île de Sapwuahfik qui porte encore le nom que lui avait donné le capitaine Hart, à savoir Ngatik.
Un trésor de « tortoise shells »
 
En 1836 entre en scène le capitaine qui fut responsable de l’un des pires massacres ayant ensanglanté l’Océanie en cette première moitié du XIXe siècle.  C.H. Hart, à bord du Lambton, arriva à Pohnpei où il fit escale avant de repartir vers Sapwuahfik. On ne sait pas pourquoi, mais il appela toujours cette île Ngatik, nom qui resta dans nombre de rapports ayant suivi le drame. 

Pilier de bistrot, Hart avait entendu dire, dans on ne sait quelle taverne, qu’un véritable trésor était caché et bien gardé par la population de l’île, un trésor fait de dizaines, de centaines de kilos d’écailles de tortues. Or à cette époque, les « tortoise shells » chers aux beachcombers, avaient une très grande valeur sur le marché, puisque l’écaille de tortue avait de multiples usages (elle est avantageusement remplacée aujourd’hui par le plastique).

Ni une ni deux, informé de la présence de ce stock, sans même chercher à savoir si cette histoire était vraie, Hart mit donc les voiles sur Sapwuahfik, bien décidé à faire main basse sur le « trésor ». 

A l’ancre devant l’île, il envoya à terre une bande de marins avec son second pour échanger les carapaces de tortues contre de la bimbeloterie, mais manque de chance, les indigènes refusèrent de négocier, arguant, ce qui était vrai, qu’ils n’avaient pas de stock d’écailles à proposer à ces traders au demeurant fort louches. Bien armés, les habitants de l’île se firent comprendre et menacèrent d’user de la force pour que déguerpissent les marins. Hart, en apparence, se le tint pour dit, mais se promit en son for intérieur de revenir, cette fois-ci en ayant les moyens de briser toute résistance, d’autant que les marins envoyés à terre lui affirmèrent qu’il y avait bien un stock d’écailles de tortues.

Cette vieille carte allemande de la Micronésie ne permet pratiquement pas d’identifier les îles et atolls, dans la mesure où presque tous les noms ont changé.
Le chef Nahnawah pendu !
 
A cette époque, concours de circonstance dont su bénéficier Hart, un baleinier britannique, le Falcon, alla s’échouer sur des récifs dans un coin de Pohnpei. Les indigènes, voyant le bateau à leur portée, décidèrent de le piller. Pour cela, il leur fallut combattre un équipage peu ou pas armé, et si l’on ignore le nombre de tués qu’il y eut à déplorer du côté des Micronésiens, à bord du Falcon, le capitaine, son second et quatre de ses marins trouvèrent la mort. 

La victoire eut un goût amer pour les habitants de Pohnpei car à peine cinq jours après le drame, Hart parvenait sur place, avec le renfort de deux autres équipages de goélettes arrivées d’Honolulu, dont la goélette Unity, commandée elle aussi par un dénommé T. S. Hart. A Pohnpei, les trois capitaines avaient rassemblé une troupe de marins et de traîne-savates, renforcée par des indigènes ayant des comptes à régler avec ceux ayant attaqué le Falcon.

Il n’en fallait pas plus pour que l’expédition punitive montée à la hâte ne se rende sur place et commence son sinistre règlement de comptes auprès des indigènes se trouvant dans la région, notamment les membres de la tribu Nahnmwarki. 
Leur chef, Nahnawah, fut capturé sans mal et les trois capitaines organisèrent un simulacre de procès sur le pont du Lambton ; verdict, la pendaison à une vergue du chef jugé responsable. 

Les deux Hart, qui s’étaient bien trouvés et qui avaient sympathisé au cours de cette partie de « chasse à l’homme », conduisirent les rescapés du Falcon à Guam où ils revendirent également ce qui avait pu être sauvé de la cargaison de la goélette. Le Lambton poursuivit sa route dans les îles Mariannes jusqu’à Manille avant de retourner à Ponape en juin 1837.
 
A l’assaut du « trésor »...
 
Une fois sur place, dans ce qui était devenu un port qui lui était familier (Hart n’y avait que des amis ; il avait, le premier, importé du whisky fort apprécié de tous les évadés du bagne australien et de tous les déserteurs de goélettes), le capitaine renforça sérieusement son équipage en embarquant un certain nombre de crapules que nous appellerons pudiquement des aventuriers. En prime, il prit en remorque deux canots contenant chacun une quinzaine d’indigènes de Pohnpei armés jusqu’aux dents.

Cap bien entendu fut mis sur Sapwuahfik, Hart étant certain, cette fois, de pouvoir récupérer le stock de carapaces de tortues. Certains historiens affirment que le capitaine australien disposait alors de cinquante Blancs armés et de près de deux cents indigènes amenés sur place en étant tout simplement tractés dans leur pirogues par le Lambton, des chiffres plus que vraisemblablement exagérés. 
Mais une quarantaine de Blancs disposant d’armes à feu et une trentaine de guerriers de Pohnpei constituaient déjà une force de frappe face à laquelle les habitants de Sapwuahfik ne feraient pas le poids. 

Pour se défendre, les habitants de l’atoll de Sapwuahfik ne disposaient que de lances, de frondes et de casse-têtes, bien peu efficaces face aux armes à feu des hommes du capitaine Hart. Si ces derniers tuèrent tous les guerriers (sauf un), ils gardèrent les femmes en vie, femmes qu’ils se partagèrent.
Tous les hommes tués, sauf un
 
Néanmoins, voyant revenir à proximité de leurs côtes le Lambton, les indigènes se massèrent sur la plage, montrant une nouvelle fois qu’ils étaient résolument hostiles à toute tentative de débarquement. La journée était plus qu’avancée, Hart jugea plus judicieux, après quelques coups de feu d’avertissement, de passer la nuit sur un motu voisin. Profitant de l’obscurité, une vingtaine d’indigènes auraient fui leur île, préférant éviter le combat. Ils seraient arrivés en pirogue aux Mortlocks ou à Truk et ils y furent tués. 

Face aux envahisseurs, sur une population d’environ deux cents indigènes, les assaillants savaient qu’ils trouveraient environ cinquante à soixante adultes armés de lances, de frondes et de casse-têtes. Au matin, l’assaut fut aussi brutal que rapide, les indigènes survivants ne pouvant que reculer et se cacher. Le lendemain, troisième jour donc, soucieux de parfaire son travail, Hart fit donner un nouvel assaut pour tuer tous les rescapés, ce qui fut fait avec la même énergie que la veille. Et, malheureusement pour les indigènes, la même efficacité. En fin d’après-midi, il n’y avait plus un seul homme adulte vivant sur Sapwuahfik (la tradition rapporte qu’il en resta toutefois un, qui, bien caché, échappa au massacre ; enfin une seule femme avait été blessée).

Ancienne photo de danses en Micronésie. Ces populations très isolées les unes des autres vivaient de la pêche et d’un peu de culture avant l’arrivée des trafiquants américains et européens. C’est sous l’administration allemande que la culture du cocotier (pour le coprah) fut développée au détriment des autres ressources.
Infanticides et suicides de mères
 
Voyant le massacre perpétré sous leurs yeux, de nombreuses femmes préférèrent tuer leurs enfants et se pendre plutôt que de tomber aux mains des agresseurs. 

Au total au moins cinquante guerriers furent tués et on estime que les pertes « annexes » s’élevèrent à environ quarante autres personnes, de sorte que c’est en fait toute la petite société vivant sur l’île qui fut en quarante-huit heures rayée de la carte. Les marins eux-mêmes, ceux qui avaient participé aux deux assauts, donnèrent plus tard des chiffres compris entre quarante et quatre-vingt quatre morts Quelques survivants se dispersèrent à bord de leurs petites pirogues, tandis que la troupe, prenant possession du champ de bataille se mit en quête du fameux trésor.

Hélas, trois fois hélas pour Hart, de stock d’écailles de tortues, il n’y avait pour ainsi dire point. Il en trouva bien quelques-unes (dix à douze kilos), mais il s’agissait essentiellement d’écailles de tortues vertes (Chelonia mydas), jugées sans valeur aucune, rien qui ne pouvait justifier une telle tuerie. La véritable écaille alors recherchée sur le marché était celle de la tortue imbriquée (Eretmochelys imbricata). Mais la chair de celle-ci est toxique, donc non comestible pour l’homme, ce qui explique que les habitants de la petite île n’en avaient pas stocké puisqu’ils ne chassaient pas cette espèce.

On se partagea les femmes...
 
Que faire face à un tel bilan ? Se payer en nature tout simplement : les marins choisirent les plus belles et les plus jeunes femmes qu’ils ramenèrent à Ponhpei avec quelques orphelins. Hart en offrit une à la fille du chef Nahniken qui en fit son esclave. Une autre captive accoucha à bord de la goélette sur le chemin du retour ; le marin qui l’avait choisie vivait toujours avec elle deux ans plus tard ; il avait également adopté deux jeunes orphelins, ce qui lui faisait trois enfants de l’île pillée.

Cette femme avait eu un destin étonnant avant sa capture, puisqu’elle n’était pas originaire de Sapwuahfik mais d’une autre île, Ebon. Elle avait dérivé près d’un mois en mer à bord d’une pirogue avec trois hommes qui décédèrent ; lorsqu’elle fut capturée, elle n’avait jamais encore vu un Blanc.
Cinquante à soixante morts pour rien, peut-être (sans doute) plus encore, voilà le seul véritable bilan de cette expédition qui reste comme une honte pour tous ceux qui y participèrent. Mais à l’époque, il en fallait plus pour susciter le moindre regret...

L’union des bourreaux et des victimes

Après le grand massacre sur l’atoll de Sapwuahfik, les assaillants se partagèrent les jeunes et jolies femmes emmenées à Pohnpei. Bientôt elles reviendront avec leurs nouveaux compagnons, bourreaux et victimes cohabitant et donnant naissance à une petite société bien à part du reste de la Micronésie.

L’histoire tragique de Sapwuahfik aurait pu en rester là si Hart n’avait décidé de lui donner une suite. L’île ne lui avait pas livré le trésor en écailles de tortues qu’il espérait ? Qu’à cela ne tienne, il avait complètement débarrassé l’atoll de toute sa population, il était donc en droit d’en revendiquer dès lors la pleine propriété. Hart voulait posséder une île et la gérer à la façon d’un petit roitelet local. C’est d’ailleurs lui qui l’avait rebaptisée Ngatik, car tel était son bon plaisir (un nom de baptême qui fut conservé environ un siècle sur les cartes marines !). 

Mélange des meurtriers et des survivantes

En août 1837, il repartait pour Sapwuahfik avec des colons, en l’occurrence une douzaine de Blancs, une vingtaine de Ponapéens et un « administrateur », un Irlandais nommé Patrick Gorman, surnommé Paddy (sur les douze Blancs, seuls trois finalement s’établirent sur place). Hart rebaptisa Gorman « Isipahu Paddy », un titre qui signifiait qu’il était, en quelque sorte, le plus haut gradé de la petite troupe. Mission de ces colons, pêcher le plus possible de tortues imbriquées et en livrer les carapaces (la moitié précisément) à Hart lorsqu’il reviendrait les chercher.

Sur place, charge à eux de se partager les veuves et les jeunes femmes restées sur l’île, et de leur faire des enfants ; un mélange entre des victimes survivantes et leurs meurtriers qui aboutit à la création d’une curieuse société locale au dialecte différent du reste des îles de la région.

Quatre mois plus tard, Hart repassa et récolta environ trente kilos d’écaille de tortues.

En 1939, une corvette de guerre britannique, la HMS Larne, chargée d’enquêter sur les événements de Sapwuahfik, se rendit sur place; le capitaine P.L. Blake, qui commandait ce navire, fit de Gorman la peu flatteuse description suivante: «il serait impossible de donner une idée de l'image brutale et sauvage que cet homme a présentée... Il arborait (ndlr: autour de la taille) une sorte de tapis étroit avec une longue frange herbeuse en son milieu appelé un Wye-Wye et porté par tous les indigènes. Ses longs cheveux étaient recouverts d'huile ; il avait plusieurs couronnes de perles autour de la tête et était tatoué de la tête aux pieds».

Hart jugé, mais pas condamné

Gorman qui avait été de toutes les aventures de Hart depuis l’affaire du Falcon, exigeait que ses troupes lui obéissent au doigt et à l’œil. Un jour, il croisa le chemin du survivant du grand massacre; il était endormi. L’Irlandais l’abattit de sang-froid, sans attendre la moindre explication. Il s’agissait d’un vieil homme sans défense, mais qui eut le tort ce jour-là de croiser le chemin nouveau tyran de l’île.

Quant à l’enquête de Blake, un officier décrit comme minutieux, elle permit de reconstituer le drame de Sapwuahfik, les recherches ne laissant aucune place au doute quant aux activités criminelles de Hart et de sa troupe.

Lors d’une escale à Manille, Hart fut arrêté pour répondre devant un tribunal de ses actes et du massacre de Sapwuahfik. Les faits étaient établis, mais Hart parvint à éviter la pendaison et la prison...


Hart : un commerçant comme les autres...

Le capitaine C.H. Hart était un habitué des eaux du Pacifique qu’il écumait depuis de nombreuses années avant le drame de Sapwuahfik. Commerce douteux, arnaques en tous genres, ce marin était connu pour échanger auprès des indigènes qu’il rencontrait des perles naturelles, des nacres, des écailles de tortues et des holothuries (les « bêches de mer) contre toute sorte de marchandises bas de gamme : des perles de verroterie, du tabac, des couteaux, des armes à feu, des munitions, des étoffes et, bien entendu, du rhum qui permettait de faire baisser les prix quand ses interlocuteurs étaient suffisamment ivres. 

Bien entendu, dans les termes de ces échanges, les femmes locales étaient également négociées le temps de l’escale... De toutes ses marchandises, ce sont les écailles de tortues qui lui rapportaient le plus, les marchés asiatiques (Hart livrait à Manille) étant friands de cette matière première transformée sur place en peignes, miroirs, boîtes et autres bibelots. D’où une chasse impitoyable faite aux tortues imbriquées dans le Pacifique à cette époque...

Sapwuahfik aujourd’hui

L’emblême de la Micronésie : un petit arbre sur un tout petit bout de terre, au milieu du vaste océan Pacifique (et les quatre étoiles que sont Yap, Truk, Pohnpei et Kosrae).
De 1839 à 1889, il n’y a pas grand chose à raconter sur la petite île martyrisée en 1837, sinon que la communauté formée par ses bourreaux et les survivantes du grand massacre se singularisa de plus en plus, sur le plan culturel comme linguistique. En 1889, un habitant de Ponhpei, John Francis, décida de venir évangéliser Sapwuahfik. Les missionnaires exerçaient déjà leurs talents depuis plusieurs décennies en Micronésie et les habitants de Sapwuahfik  avaient eux-mêmes manifesté le désir d’être convertis. 

Espagnols, Britanniques, Japonais, Américains...

A l’époque, c’était la Grande-Bretagne, de fort loin il est vrai, qui surveillait cette région (il fallut attendre 1898 pour que les Espagnols en soient définitivement chassés).  L’Angleterre ne se jeta pas sur cet archipel qu’elle laissa finalement aux Allemands ; ceux-ci en conservèrent la tutelle jusqu’en 1914. En 1941, les Japonais envahirent l’île dont ils furent chassés en 1944 par les Américains, la Micronésie ayant accédé à l’indépendance en 1986. 

A Sapwuahfik, ces événements concernant de grandes nations n’eurent strictement aucune conséquence, sinon que durant la dernière guerre, les Américains (qui bombardèrent Pohnpei pendant plusieurs mois) se contentèrent de parachuter des vivres sur Sapwuahfik ; aujourd’hui, sur l’île, du fait de ces gestes de solidarité, les Etats-Unis bénéficient toujours d’une forte aura positive faut-il le préciser...

« Plus civilisés que les autres »

Dans son splendide isolement, compte tenu de son histoire si singulière, le petit peuple de Sapwuahfik a donc évolué différemment de celui du reste de la Micronésie. Plus démocratiques, plus ouverts, plus proches des valeurs américaines, les habitants de l’île se considèrent volontiers plus civilisés que les autres Micronésiens et plus chrétiens également. D’où une définition bien particulière du citoyen de Sapwuahfik : il n’est, en premier lieu, pas forcément natif de l’île. Il y a certes des descendants de la population d’origine, mais aussi des personnes originaires de Pohnpei, des îles Gilbert et Mortlock ; on rencontre également des Européens, des Américains (y compris des Noirs) et des Australiens.

Il y a eu ainsi un véritable mélange ethnique sur cette petite île, tout le monde se considérant pleinement Sapwuahfik. Un habitant résume très bien ce sentiment d’appartenance : « si j’aime ce type, c’est qu’il est des nôtres ».  

Un massacre voulu par Dieu

Même le monstrueux capitaine Hart est vu comme quelqu’un ayant été manipulé par Dieu pour supprimer les croyances païennes d’autrefois et permettre aux habitants de devenir d’ardents chrétiens. 

Si les premiers habitants de l’île ont été maudits par Dieu (et donc massacrés), ils ont aussi été choisis par le divin pour former la communauté actuelle. Elus de Dieu, ils montrent ainsi le chemin aux autres Micronésiens. Dans la foulée, les îliens n’ont pas hésité à revisiter leur histoire passée ; selon eux, le dernier chef historique de Sapwuahfik, le roi Sirinppahn, est celui qui a autorisé et même encouragé la licence sexuelle, la débauche, et c’est ce comportement qui était à punir et que Dieu a puni par l’intermédiaire du capitaine Hart. D’ailleurs plus que de massacre, beaucoup sur place parlent d’un grand « nettoyage » de l’île débarrassée des « sorciers les plus puissants du monde », la magie aujourd’hui ayant été abandonné au profit de la foi chrétienne.

 Au-dessus des autres Micronésiens

Cette manière « occidentale » d’analyser leur histoire, les habitants de Sapwuahfik la doivent notamment au fait que durant la Seconde Guerre mondiale, compte tenu de la population de l’île telle qu’elle se fit après le passage de Hart, la langue anglaise n’avait jamais été abandonnée bien au contraire. Ainsi ces insulaires furent-ils largement utilisés par les Américains comme interprètes.

Une fréquentation des Américains qui n’a fait qu’ancrer chez les Sapwuahfik le sentiment d’être au-dessus des autres Micronésiens, d’être ouverts à la démocratie, à la modernité ; et peu importe d’où ils viennent, fut-ce d’un massacre collectif et d’un mélange ensuite des bourreaux et des victimes survivantes. Être Sapwuahfik aujourd’hui, un trait ayant été tiré sur le passé, c’est être une personne « éclairée ». Le passé est le passé...

Sapwuahfik, petit atoll...

Merci à la NASA pour cette vue aérienne de l’atoll de Sapwuahfik, anciennement Ngatik.
Sapwuahfik est un petit atoll des îles Carolines, d’une superficie de 1,6 km2, formé de onze îlots (des motu). Il est rattaché à l’Etat de Pohnpei, lui-même un des Etats fédérés de Micronésie. Anciennement appelé Ngatik (par le capitaine Hart), il aurait été découvert le 6 avril 1773 par le capitaine espagnol Felipe Tompson.

L’atoll est situé à 160 km de Pohnpei ; il est peuplé d’environ cinq cents personnes regroupées sur le seul îlot de Ngatik (0,91 km2). On y parle Anglais et un créole original, mélange d’Anglais et de Ngatikese (variante d’un dialecte micronésien). L’atoll en lui-même, qui enferme un vaste lagon, mesure 22,5km de long sur 9,6km de large (pour une superficie totale de 114 km2).

 Les productions de l’atoll sont le coprah en premier lieu, le taro également, poules et cochons y étant élevés pour les besoins locaux en viande. L’île dispose d’un petit aérodrome, le Sapwuahfik Civil Airfield menacé par l’érosion et les fortes marées (il a perdu une vingtaine de mètres ces dernières années et se trouve désormais séparé de l’île habitée de Ngatik, un petit ferry assurant donc la liaison).

Rédigé par Daniel Pardon le Vendredi 11 Juin 2021 à 18:41 | Lu 2474 fois